mardi 5 juin 2007

Incarner/Jouer un personnage?

Substituer incarner à jouer a une vertu : insister sur le rôle prépondérant du corps dans le travail de l’acteur. C’est à peu près tout. Et c’est une vertu qui se dissipe rapidement tellement l’importance du corps dans la performance devient une évidence avec un peu de pratique et des conseils de comédiens professionnels.
Cette vertu éphémère ne fait pas le poids face à l’insuffisance de cette représentation du travail de l’acteur. D’abord parce que le jeu expressionniste (entre autres) est tout sauf une incarnation. (il y’a bien corps, structure mais pas chair). Ensuite parce qu’il y’a Jouvet :

Le comédien désincarné (Flammarion)

P59 : Il faut attirer son [l’élève] attention sur ses propres
sentiments, éveiller en lui la vision d’un personnage, et en même temps
la conscience de sa propre sensibilité
.

P59 : La décomposition des différents sentiments d’une scène est un exercice très heureux aussi dans ce sens. Le débutant à tendance à tout exprimer d’une façon liée, croyant de bonne foi qu’il fait des nuances. Le passage d’un sentiment à un autre comporte
des changements internes chez l’exécutant qu’il faut lui faire éprouver en lui-même. Cette mosaïque, cette succession d’états est efficace pour lui faire prendre contact avec lui-même. Dès que ses premières pudeurs sont effacées, l’assurance que prend le débutant fait qu’il exécute dans une sorte de jaillissement où il perd la notion de lui-même. En se délivrant, en s’extériorisant violemment, il fuit dans le personnage et se fuit lui-même. Il se perd.
Seul est important ce moment fugitif où la surveillance intérieure qu’il a de ses sentiments par rapport à l’imagination d’un personnage, à ce squelette de sentiments et de gestes qu’on lui a dessiné, ce plan, ce schéma psychologique, lui donne tout à coup le sentiment d’être ou n’être pas à l’unisson de ce qu’il cherche à être et à exprimer.


Penser ainsi que l’on joue plutôt que l’on incarne, c'est-à-dire qu’on ne prétend pas devenir un autre mais qu’on se place en tension avec un objectif de jeu, me paraît trivialement plus proche de la réalité du travail de comédien.
Plus fondamentalement, et c’est là que je voulais en venir, cela permet de penser le jeu comme débordant le cadre du théâtre. L’incarnation n’a de sens que circonscrite dans le cadre du théâtre ; le jeu et sa discipline tels que les décortique Jouvet, peuvent se concevoir en dehors du théâtre et devenir :

« un procédé d’exécution perfectible et d’autre part un moyen de se perfectionner [soi]-même. » (P59)


C’est ainsi que j’aime à comprendre cette phrase célèbre de Jouvet :

P41 : On fait du théâtre parce qu’on a l’impression de n’avoir jamais été soi-même, de ne pas pouvoir être soi-même et qu’enfin on va pouvoir l’être.


Comme un projet de comédien et un projet de vie.

3 commentaires:

Meg a dit…

Si l'on considère que les différentes méthodes de jeu proposent chacune un ressort sur lequel s'appuie l'acteur (Ex : chez Stanislavski, le décorticage psychologique du personnage, chez Peter Brook, la démolition des différences et incompréhensions entre l'acteur et son personnage), quel serait alors le "ressort" proposé par Jouvet pour générer la "tension" dont tu parles ?

D'après ce que je comprends il s'agit de définir un "objectif de jeu", soit de définir au mieux en amont ce que l'on cherche à exprimer, et de tendre vers ce but. Est-ce juste alors de dire que Jouvet propose une recherche de la justesse de l'expression et non de la justesse du personnage ? Ou bien le concept de justesse en lui-même est-il déjà dépassé dans son approche ?

PS. Super blog. Articles passionnants.

théâtroll a dit…

Bonjour meg,

Tu as raison. Ce que je retiens de Jouvet est plus la description d’un état qu’une véritable méthode de l’acteur. Jouvet nous dit que le comédien doit être capable de sentir la tension qui existe entre son objectif et son expression et donc évaluer la justesse de son travail. La justesse a toujours sa place au cœur de la démarche mais sous une forme plus abstraite et englobante : la justesse par rapport à un objectif –quel qu’il soit.
Mais la méthode pour construire l’objectif n’est pas définie. Pour ça, on peut toujours passer par Stanislavski, Brook, Grotowski et autres… De préférence, un peu de tout.

Jouvet insiste surtout sur la capacité à sentir cette tension, ce qui requière une éducation particulière de la sensibilité. Comment y arriver ? Je ne sais pas. Des rencontres, du travail, des expériences, des lectures. Plein de possibilités a priori.
Même sans en tirer d’enseignement concret, je trouve là leçon de Jouvet conceptuellement forte et libératrice. Si jouer c’est se fixer un objectif et chercher à le remplir, l’infini du jeu s’ouvre tout à coup devant nous. Je ne dois plus seulement chercher à comprendre un personnage, à penser et sentir comme lui. L’objectif de jeu est mien (ou celui du metteur en scène, mais bon). Je peux ainsi m’ouvrir à des jeux non naturalistes ; je peux signifier un personnage plutôt que de l’incarner. Je peux réinterpréter un personnage dans un contexte nouveau. Etc… Le champ est ouvert et ça, c’est un cadeau, certes conceptuel, de Jouvet.

Fred Choffel a dit…

Bonjour et merci pour ce blog si riche en réflexions.
Une anecdote, à propos de Jouvet (qui n'en connaît au moins une?)
Une de ses élèves, étudiante en pharmacie, s'arrêta un jour de travailler Dona Elvire, et dit au maître : "C'est impossible, monsieur Jouvet, je... je ne le sens pas!"
Et Jouvet, de lui répondre, glacial : "Qu'est-ce que tu ne sens pas?... Le phénol?"